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La Question de Palestine

Edward SAÏD, La Question de Palestine, Sindbad – Actes Sud, 2010 [ExtraitsLe Littéraire].

Edward W. Said nous offre une analyse documentée et subtile de l’affrontement, à la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle, entre la société palestinienne, occultée par l’idéologie dominante en Europe, et le mouvement sioniste, considéré comme une partie intégrante de l’entreprise coloniale européenne.

Il dresse ensuite un tableau de la Palestine et des Palestiniens avant et après la guerre de 1967, et souligne la cristallisation, face à la discrimination, à l’occupation et à la dispersion, d’une forte conscience nationale incarnée par l’OLP. La dernière partie du livre est consacrée à une étude attentive des accords de Camp David, conclus sous l’égide des Etats-Unis entre Israël et l’Egypte, et de leurs conséquences au Proche-Orient.

L’édition augmentée de 1992 dont nous publions la traduction prend en outre en considération les principaux événements survenus jusqu’alors : l’invasion du Liban en 1982, la première intifada en 1987, la guerre du Golfe en 1991 et le déclenchement du « processus de paix » avec la Conférence de Madrid.

Informer l’opinion américaine et occidentale sur la «réalité du traumatisme collectif national» du peuple palestinien. Permettre la compréhension d’une «situation pas très bien connue et certainement incorrectement appréhendée». Faire prendre conscience que la question de Palestine a été ignorée par les Sionistes et les Américains alors qu’elle constitue une «part concrète et importante de l’histoire». Mettre en lumière le fait que la question juive en Europe chrétienne s’est résolue par la colonisation des terres palestiniennes par les Sionistes, contraignant les Palestiniens musulmans et chrétiens à quitter leur patrie pour devenir des réfugiés. Faire de la question de Palestine «un objet de discussion et de compréhension» afin de la sortir du gouffre de l’Histoire et de l’état d’isolement dans laquelle elle a été confinée.
Tels sont quelques uns des objectifs qui ont incité Edward W. Said à publier, en 1979, La Question de Palestine. Réédité en 1992, cet ouvrage vient d’être publié en langue française aux Éditions Actes Sud.

Lire aussi :
Dossier documentaire & Bibliographie Palestine/Israël, Monde en Question.
Dossier documentaire & Bibliographie Résistance Palestine – Edward SAÏD, Monde en Question.

L'utopie d’Edward Saïd

Il y a quelques jours un éminent groupe d’Arabes israéliens, c’est-à-dire des hommes et des femmes d’origine arabe qui sont citoyens d’Israël, certains musulmans, d’autres sans religion, ont lancé un appel à l’opinion publique pour initier un processus de réflexion et de débat sur la pertinence pour l’État d’Israël de cesser de se définir comme un « État juif » et de se transformer en une effective « démocratie consensuelle pour les arabes et juifs ». Les intellectuels, universitaires et leaders civils qui ont signé le document, membres d’une nouvelle élite politique et culturelle, comme Asad Ghanem, directeur du Département de Théorie Politique de l’Université d’Haifa, reprennent les idées centrales du rapport intitulé Une vision pour le futur des Arabes palestiniens en Israël et publié en décembre dernier par un groupe de maires arabes, qui représentent au moins 1 300 000 citoyens, approximativement le cinquième de la population.

Le rapport en appelle à reconnaître la population arabe israélienne comme un groupe dont les droits sont niés, mettant l’accent sur le fait que les symboles officiels de la nation israélienne comme certaines lois cardinales de sa normativité fondamentale sont essentiellement discriminatoires.

Comme il fallait s’y attendre, les réactions ont été contrastées et les positions se sont polarisées. La droite s’est empressée de condamner l’initiative comme une « cinquième colonne », une « phalange islamique incrustée en Israël ». Les organisations de centre-gauche, qui généralement prennent la défense des droits de la population arabe, y ont vu une proposition « irréelle et excessive ». Seuls quelques rares libéraux israéliens se sont déclarés favorables au document. Shuli Dichter, co-directeur de Sikkuny, une organisation arabo-juive qui observe les violations de l’équité civile, a salué l’effort comme une ouverture vers un « dialogue sérieux » pour la coexistence entre Arabes et Juifs en Israël.

En réalité, la majeure partie des Arabes israéliens sont convaincus, et à raison, qu’ils sont des citoyens de seconde classe qui ne disposent pas des mêmes droits que la population en général en matière d’emploi, d’éducation et de santé.

Mais l’initiative a divisé les Arabes eux-mêmes en Israël. Ghaleb Majadele, un député membre du Parti Travailliste, et le premier Arabe à occuper un portefeuille au sein du Pouvoir Exécutif, a critiqué la position parce qu’elle déclencherait une division de la gauche, rendant encore plus précaire sa situation.

En principe, la valeur de l’initiative est d’ordre symbolique et surtout identitaire. Que se passerait-il si l’État israélien fondait sa légitimité sur un ordre effectivement laïc, qui engloberait les droits des Arabes et des Juifs dans une définition strictement citoyenne ?

En premier lieu, on retournerait au principe plus ancien et vital de la signification d’être juif : une référence qui passe par l’auto-reconnaissance, non par une structure de pouvoir. En aucun lieu de la tradition, ni biblique ni civil, il n’est écrit qu’Israël doit être un État juif (non séculier), et moins encore, de ce fait, qu’il doive discriminer ceux qui ne le sont pas.

Personne mieux que les Juifs, avec leur histoire très triste, ne connaît la force que procure la reconnaissance de l’autre comme un pari pour abolir tout essentialisme. Le pari d’une identité qui finit par nier toute pulsion identitaire, et qui voit l’autre non à travers la peau ou la religion mais directement dans les yeux.

En second lieu, cela jetterait une douche froide sur le fondamentalisme islamique qui a fait de cet ordre uni-identitaire le bouc émissaire de sa propre logistique symbolique et théologique.

Ainsi s’ouvrirait la possibilité (et la réalité) de favoriser dans le Moyen-Orient une culture effectivement séculaire (et sécularisatrice). C’était l’utopie que caressait en son temps Edward Said, qui n’a jamais cru que l’insularité et la partition identitaires contenaient un quelconque type de solution à un conflit qui se prolonge depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Ce fut cette utopie qui le sépara de Arafat, du Hamas, du Hezbollah et du tourbillon qui a enfoncé la Palestine dans le pire de ses cauchemars. Et on ne sait jamais quand une illusion finit par dicter ses desseins à la réalité. Assurément cela cesserait d’être une illusion.

Ilán Semo
10 février 2007
Publié par Tlaxcala selon La Jornada.
Lire aussi : Dossier Edward W. SAÏD, Monde en Question.

La solution : un seul État

Après l’effondrement du gouvernement Netanyahu causé par l’accord de paix signé à Wye Plantation, le temps est venu de nous demander si tout le processus initié à Oslo en 1993 est bien le bon instrument qui permettra d’amener la paix entre les Palestiniens et les Israéliens. A mon avis, le processus de paix n’a fait, en réalité, qu’éteindre la petite flamme de la vraie réconciliation qui devra nécessairement intervenir si l’on veut que la guerre de cent ans entre le sionisme et le peuple palestinienne trouve une fin. Oslo a dressé le décor d’un divorce, mais la véritable paix ne peut découler que de l’instauration d’un État (unique) binational israélo-palestinien.

Je sais : difficile à imaginer. Le narratif officiel siono-israélien et le narratif palestinien sont, en effet, irréconciliables. Les Israéliens disent qu’ils ont livré une guerre de libération, qui leur a permis de conquérir leur indépendance ; les Palestiniens disent, quant à eux, que leur société a été détruite, et la plus grande partie de la population palestinienne chassée. Et, de fait, ce caractère irréconciliable était déjà évident pour plusieurs générations successives de leaders sionistes pionniers et de penseurs sionistes, de même qu’elle l’était, bien entendu, pour tous les Palestiniens.

«Le sionisme n’était pas aveugle à la présence des Arabes en Palestine», écrit l’éminent historien israélien Zeev Sternhell dans son dernier livre « Les mythes fondateurs d’Israël » [The Founding Myths of Israel]. «Même les personnalités sionistes qui n’avaient jamais visité la Palestine savaient qu’elle n’était pas vide d’habitants. En même temps, ni le mouvement sioniste à l’étranger, ni les pionniers qui étaient en train de coloniser le pays n’ont été capables de déterminer une politique vis-à-vis du mouvement national palestinien.
La raison véritable de cet état de fait était non pas un manque de compréhension du problème, mais bien un aveu très clair de la contradiction insurmontable entre les objectifs fondamentaux des deux camps. Si les intellectuels et les leaders sionistes on ignoré le dilemme des Arabes, ce fut essentiellement parce qu’ils savaient très bien que ce problème n’avait aucune solution à l’intérieur de la manière sioniste de penser.»

Ainsi, par exemple, Ben Gourion avait toujours été d’une grande clarté. «Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire», avait-il dit, en 1944, « d’un peuple disant : «nous sommes d’accord pour renoncer à notre pays, qu’un autre peuple vienne et qu’il s’installe ici et nous submerge numériquement !».

Un autre leader sioniste, Berl Katznelson, n’avait, de la même manière, aucune illusion quant à la possibilité de dépasser l’opposition entre les objectifs sionistes et les objectifs palestiniens. Et des partisans de la bi-nationalité, comme Martin Buber, Judah Magnes et Hannah Arendt étaient tout à fait conscients de ce à quoi ressemblerait le choc, au cas où la situation en arriverait au point de maturité nécessaire pour que l’explosion se produise, ce qu’elle fit, bien entendu.

Dépassant largement les juifs numériquement, les Arabes palestiniens, durant la période postérieure à la déclaration Balfour de 1917 et sous le mandat britannique, refusèrent tout ce qui aurait été susceptible de remettre en cause leur domination. Il est injuste de reprocher aux Palestiniens de ne pas avoir accepté le partage de leur pays, en 1947. Jusqu’en 1948, les juifs ne tinrent qu’environ 7 % des terres.

Pourquoi, se demandèrent les Arabes lorsque la résolution de partage de la Palestine fut adoptée, devrions-nous concéder 55 % de la Palestine aux juifs, qui étaient alors une minorité, en Palestine ?

Ni la déclaration Balfour ni le mandat n’avaient jamais concédé de manière spécifique que les Palestiniens avaient des droits politiques (par opposition aux droits civils et religieux) en Palestine. L’idée de l’inégalité entre les juifs et les Arabes était, par conséquent, inhérente à la politique britannique, et donc, par la suite, à la politique israélienne et américaine et, ce, dès l’origine.

Si ce conflit apparaît insoluble, c’est en raison du fait qu’il s’agit d’une concurrence sur la même terre, de la part de deux peuples qui ont toujours considéré qu’ils disposaient d’un titre valide à cette terre et qui espéraient que leur protagoniste finirait, avec le temps, par renoncer ou s’en aller. Un camp a gagné la guerre, et l’autre l’a perdue, mais la compétition est aussi vive que jamais.

Nous, les Palestiniens (je suis, en effet, Palestinien), nous posons la question de savoir pourquoi un juif né à Varsovie ou à New York aurait le droit de s’installer ici, en Palestine (d’après la « Loi du Retour » israélienne), alors que nous, nous qui sommes ceux qui vivent ici depuis des siècles, nous n’en avons pas le droit ? Après la guerre de juin 1967, le conflit entre nous fut encore exacerbé. Des années d’occupation militaire ont créé dans le camp le plus faible de la colère, de l’humiliation et de l’hostilité.

A son discrédit, Oslo n’a strictement rien changé à cette situation. Arafat et son inflation de partisans ont été transformés en gendarmes de la sécurité d’Israël, tandis que les Palestiniens devaient supporter l’humiliation d’un « homeland » lamentable et discontinu, représentant environ 10 % de la Cisjordanie et 60 % de la bande de Gaza.
Oslo requérait de nous que nous oubliions et que nous renoncions à notre histoire de perte, de peuple dépossédé par précisément ces gens qui enseignaient à tout un chacun l’importance qu’il y avait à ne pas oublier le passé. Ainsi, nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés.

La raison d’être d’Israël, en tant qu’État, a toujours été qu’il devait y avoir un État séparé, un refuge, exclusivement réservé à des juifs. Oslo lui-même était basé sur le principe d’une séparation entre les juifs et les autres, comme le répétait inlassablement Yitzhak Rabin. Pourtant, ces cinquante années écoulées, en particulier après que les colonies israéliennes commencèrent à être implantées dans les territoires occupés en 1967, l’existence des juifs est devenue de plus en plus intriquée à celle de non-juifs.

L’effort visant à séparer s’est produit simultanément, et paradoxalement, avec l’effort visant à s’emparer de plus en plus de terres, lequel, à son tour, a signifié qu’Israël avait acquis de plus en plus de résidents palestiniens. En Israël stricto sensu, les Palestiniens sont à-peu-près un million, soit près de 20 % de la population. Entre Gaza, Jérusalem Est et la Cisjordanie, la région où la colonisation est la plus dense, vivent près de 2,5 millions de Palestiniens.

Israël a construit tout un système de routes « de contournement », contournant les villes et les villages palestiniens et connectant les colonies entre elles et évitant les Arabes.

Mais le territoire de la Palestine historique est tellement exigu, et les Israéliens et les Palestiniens sont tellement mêlés qu’en dépit de leur inégalité et de leur antipathie, cette séparation franche ne se réalisera jamais, ni elle ne fonctionnera jamais, car c’est impossible. On estime qu’aux environ de 2010 il y aura une parité démographique. Que va-t-il se produire, après ça ?

Manifestement, un système privilégiant les juifs israéliens ne satisfera ni ceux qui veulent un État entièrement juif, homogène, ni ceux qui vivent là-bas, mais ne sont pas juifs. Pour les premiers, les Palestiniens sont un obstacle dont il faudra, peu ou prou, se débarrasser.

Quant aux seconds, le fait d’être palestinien dans une cité juive signifie régresser à jamais à un statut subalterne. Mais les Palestiniens d’Israël ne veulent pas partir ; ils disent qu’ils sont déjà dans ce qui est leur pays, et ils refusent toute éventualité d’aller vivre dans un État palestinien séparé, au cas improbable où il en serait créé un. Pendant ce temps, les conditions draconiennes imposées à Arafat lui rendent difficile de soumettre les habitants hautement politisés de la bande de Gaza et de la Cisjordanie.

Ces Palestiniens ont des aspirations à l’autodétermination qui, contrairement aux calculs des Israéliens, ne montrent nul signe qu’elles s’éventeraient. Il est également évident qu’en tant que peuple arabe – et, étant donné les traités de paix froide signés respectivement entre Israël et l’Egypte et entre Israël et la Jordanie, c’est là un fait important –, les Palestiniens veulent, à tout prix, conserver leur identité de partie constitutive du monde arabo-islamique circonstant.

Pour toutes ces raisons, le problème tient au fait que l’autodétermination palestinienne en un État séparé est impraticable, exactement de la même manière qu’est impraticable le principe de la séparation entre une population arabe démographiquement mêlée et irréversiblement cohérente et une population juive. La question, je pense, n’est point tant celle d’imaginer des moyens permettant de continuer à tenter de les séparer, mais bien celle d’examiner s’il est possible, pour eux, de vivre ensemble, aussi justement et pacifiquement que possible.

La situation actuelle est une impasse décourageante, pour ne pas dire sanglante. Les sionistes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’Israël ne renonceront pas à leur désir d’un État juif séparé ; les Palestiniens veulent la même chose, pour eux, bien qu’ils ont accepté plus ou moins Oslo. Pourtant, dans les deux cas, l’idée d’un État pour « nous » entre tout simplement en contradiction avec les faits : à moins de procéder à un nettoyage ethnique ou à un «transfert en masse» comme en 1948, Israël ne dispose d’aucun moyen qui lui permette de se débarrasser des Palestiniens, ou de les transférer », comme en 1948, ni les Palestiniens de se voir débarrasser des Israéliens. Ni un camp, ni l’autre, n’a d’option militaire viable contre l’autre : c’est la raison qui fait, je suis désolé de le dire, que les deux camps ont opté pour une paix qui s’efforce d’une manière tellement patente de réaliser ce que la guerre a été incapable de réaliser.

Plus persiste ces patterns actuels de colonisation israélienne et de confinement et de résistance des Palestiniens, et moins il y aura, vraisemblablement, de réelle sécurité pour l’un et l’autre camp. Il a toujours été manifestement absurde que l’obsession sécuritaire de Netanyahu ait été formulée exclusivement en termes de soumission des Palestiniens à ses exigences.

D’un côté, lui et Ariel Sharon ont accablé de plus en plus les Palestiniens de leurs incitations à grands-cris lancées aux colons de s’accaparer toutes les terres qu’ils pouvaient. D’un autre côté, Netanyahu escomptait que de telles méthodes induiraient les Palestiniens à accepter tout ce qu’Israël faisait, en l’absence de toute mesure de réciprocité de la part d’Israël.

Arafat, soutenu par Washington, de plus en plus répressif, jour après jour. Citant les règlements d’urgence adoptés par les Britanniques en 1936 à l’encontre des Palestiniens, il a décrété récemment, par exemple, que l’incitation à la violence et au conflit raciaux et religieux, mais même de critiquer le processus de paix en lui-même ( !). Il n’y a pas de constitution palestinienne, ni de loi fondamentale palestinienne : Arafat refuse tout simplement d’accepter que des limites soient imposées à son pouvoir, à la lumière du soutien américano-israélien dont il bénéficie. Qui, de fait, pense que tout cela pourrait amener à Israël la sécurité et la soumission totale et éternelle des Palestiniens ?

La violence, la haine et l’intolérance sont générées par l’injustice, la pauvreté et la frustration du sentiment de réalisation politique. A l’automne dernier, des centaines d’hectares de terres palestiniennes ont été expropriées par l’armée israélienne autour du village d’Umm al-Fahm, qui n’est pas en Cisjordanie, mais sur le territoire « israélien » de 1948. Cela a rappelé le fait que même en tant que citoyens israéliens, les Palestiniens sont traités en inférieurs, comme des gens appartenant fondamentalement à une sorte de sous-classe vivant dans les conditions de l’apartheid.

En même temps, Israël n’ayant pas non plus de constitution, et étant donné que les partis ultra-orthodoxes acquièrent de plus en plus de pouvoir politique, des groupes et des individus israéliens juifs ont commencé à s’organiser autour de la notion d’une démocratie laïque pleine et entière pour tous les citoyens israéliens. Le charismatique Azmi Bishara, un député arabe à la Knesset, a lui aussi évoqué l’élargissement du concept de citoyenneté en tant que moyen permettant de dépasser les frontières ethniques et les critères religieux qui font, de fait, aujourd’hui, d’Israël un État non-démocratique pour 20 % de sa population.

En Cisjordanie, à Jérusalem et à Gaza, la situation est profondément instable et susceptible d’être exploitée. Protégés par l’armée, les colons israéliens (qui sont près de 350 000) vivent comme des gens extraterritoriaux privilégiés, qui disposent de droit que les résidents palestiniens n’ont pas. (Par exemple, les Palestiniens de Cisjordanie ne peuvent pas aller à Jérusalem, et dans 70 % de ce territoire, ils sont toujours soumis à la loi militaire israélienne, leur terre pouvant être confisquée à tout instant). Israël contrôle les ressources hydriques des Palestiniens ainsi que leur sécurité, ainsi que toutes les sorties et entrées des territoires occupés. Même l’aéroport de Gaza, flambant neuf, est soumis au contrôle de la sécurité israélienne.

Inutile d’être un expert pour voir qu’il s’agit là d’une ordonnance efficace pour étendre le conflit, et non pas pour le limiter. Ici, il faut affronter la vérité en face, et non pas l’éviter, ou pire, la nier.

Il y a des Israéliens juifs, aujourd’hui, qui parlent, de manière candide, de je ne sais quel « post-sionisme », au motif que jusqu’à présent, après cinquante ans d’histoire israélienne, le sionisme classique n’a apporté ni la moindre solution à la présence palestinienne, ni une présence juive exclusive. Je ne vois pas d’autre solution que celle consistant à commencer, dès maintenant, à parler du partage de la terre qui nous a mis aux prises les uns avec les autres, de la partager d’une manière réellement démocratique, avec des droits égaux pour chaque citoyen. Il ne saurait y avoir nulle réconciliation tant que les deux peuples, ces deux communautés de souffrances, n’auront pas décidé que leur existence est une donnée séculière et qu’elle doit être envisagée en tant que telle.

Cela ne signifie en rien une atteinte à la vie juive en tant que vie juive ni un renoncement, par les Arabes palestiniens, à leurs aspirations et à leur existence politique. Au contraire, cela signifie l’autodétermination pour les deux peuples. Mais cela signifie surtout d’être désireux d’adoucir, de minimiser et en fin de compte de renoncer à tout statut spécial de l’un des deux peuples, au détriment de l’autre.

La loi du retour, pour les juifs, et le droit au retour des réfugiés palestiniens doivent être pris en compte et refaçonnés ensemble. Les deux notions d’un Grand Israël, en tant que terre du peuple juif qui leur aurait été donnée par Dieu lui-même et celle de la Palestine en tant que terre arabe qui ne saurait être aliénée de la patrie arabe
doivent être réduites tant en matière de voilure que d’exclusivisme.

De manière significative, l’histoire millénaire de la Palestine présente, au minimum, deux précédents permettant de réfléchir en ces termes à la fois séculiers et modestes. Tout d’abord, la Palestine est, et elle a toujours été, le lieu de multiples histoires ; c’est une simplification abusive que de la penser comme principalement, ou a fortiori exclusivement juive, ou arabe. Si la présence juive est de longue date, elle n’est en aucun cas la principale.

Parmi les autres occupants des lieux, nous relèverons les Cananéens, les Moabites, les Jébuséens et les Philistins, dans l’antiquité, et les Romains, les Ottomans, les Byzantins et les Croisés, à l’ère moderne. La Palestine est multiculturelle, elle est multiethnique, elle est multi-religieuse. On ne trouverait quasiment pas de justification historique à une quelconque homogénéité, de même qu’il y a très peu de justification à de notions telles que la pureté nationale, ethnique et religieuse, de nos jours.

Ensuite, durant l’entre-deux-guerres, un petit groupe (petit en nombre, mais important) de penseurs juifs (Judah Magnes, Martin Buber, Hannah Arendt et d’autres) ont argué et ont promu un État binational. La logique du sionisme, bien entendu, a étouffé leurs efforts, mais l’idée est là, bien vivante, aujourd’hui, ici et là, parmi des juifs et des Arabes frustrés par les insuffisances et les déprédations manifestes du présent. L’essence de leur vision, c’est la coexistence et le partage, de manières qui requièrent une volonté innovatrice, audacieuse et théorique de transcender le marasme aride de l’assertion et du rejet. Une fois accomplie la reconnaissance de l’Autre en tant qu’égal à soi, je suis persuadé que la progression en avant devient non seulement possible, mais qu’elle a même un caractère passionnant.

Le premier pas, toutefois, est très difficile à faire, pour quiconque. Les juifs israéliens sont totalement isolés de la réalité palestinienne ; la plupart d’entre eux disent d’ailleurs que la réalité palestinienne ne les concerne pas réellement. Je me souviens de la première fois où je suis allé, en voiture, de Ramallah en Israël : j’eus l’impression de passer directement du Bangladesh en Californie du Sud. Et pourtant, la réalité n’est jamais aussi tranchée…

La génération de Palestiniens à laquelle j’appartiens, encore sonnée par le choc subi d’avoir tout perdu, en 1948, estime pratiquement impossible d’accepter que leurs maisons et leurs fermes leur aient été volées par quelqu’un d’autre. Je ne vois aucun moyen d’ignorer le fait qu’en 1948 un peuple en a chassé et déporté un autre, commettant de ce fait une très grave injustice.

Lire en parallèle l’histoire palestinienne et l’histoire juive, non seulement cela donne aux tragédies de l’Holocauste et de ce qui est arrivé, par voie de conséquence, aux Palestiniens, toute leur force, mais cela révèle de quelle manière, tout au long de la vie inter-reliée des Israéliens et des Palestiniens, depuis 1948, un des deux peuples – le peuple palestinien – a porté une part disproportionnée de la douleur et de la perte.

Cette formulation de la réalité historique ne pose aucun problème aux Israéliens religieux et de droite, ainsi qu’à ceux qui les soutiennent. « Oui », disent-ils, « nous avons gagné, mais c’est très bien comme cela. Cette terre est la terre d’Israël, et de personne d’autre ». J’ai entendu de tels propos, proférés par un soldat israélien assurant la protection d’un bulldozer en train de détruire un champ appartenant à un Palestinien, en Cisjordanie (tandis que son propriétaire, impuissant, assistait, effondré, à la scène), afin de construire une route de contournement.

Mais ces gens-là ne sont pas les seuls Israéliens. Pour d’autres Israéliens, des Israéliens qui veulent une paix, qui ne peut résulter, à leurs yeux, que de la réconciliation, on constate un mécontentement contre la mainmise de plus en plus importante des partis politiques religieux sur la vie israélienne, de manière générale, et contre les injustices du processus d’Oslo et les frustrations qu’elles génèrent. Beaucoup de ces Israéliens manifestent contre les expropriations de terres palestiniennes et les démolitions de maisons palestiniennes auxquelles procède leur gouvernement. Aussi éprouve-t-on un sentiment de volonté salutaire de rechercher la paix ailleurs que dans l’accaparement des terres et ailleurs que dans les attentats-suicides.

Pour certains Palestiniens, parce qu’ils sont le camp des faibles, des perdants, le fait de renoncer à une restauration pleine et entière de la Palestine arabe reviendrait à renoncer à leur propre histoire personnelle. La plupart des autres, toutefois, et en particulier la génération de mes enfants, sont sceptiques vis-à-vis de leurs aînés, et ils envisagent le futur d’une manière moins conventionnelle, ils veulent dépasser le conflit et ses pertes sans fin.

Evidemment, les establishments des deux communautés sont bien trop liés aux courants « pragmatiques » de pensée, ainsi qu’aux formations politiques actuels, pour s’aventurer dans quelque chose qui soit plus risqué, mais quelques autres (tant Palestiniens qu’Israéliens) ont commencé à formuler des alternatives radicales au statu quo. Ils refusent d’accepter les limitations d’Oslo, ce qu’un chercheur israélien a qualifié de « paix sans les Palestiniens », tandis que d’autres me disent que le véritable combat doit être mené autour de droits égaux pour les Arabes et pour les juifs, et non pas autour d’une entité palestinienne, séparée, nécessairement dépendante et faible.

Il faut commencer par développer quelque chose qui manque totalement tant à la réalité israélienne qu’à la réalité palestinienne, aujourd’hui : l’idée et la pratique de la citoyenneté, et non pas d’une communauté ethnique ou raciale, en tant que principal vecteur d’une coexistence. Dans un État moderne, tous ses membres en sont les citoyens en vertu de leur présence et du fait qu’ils partagent des droits et des responsabilités. La citoyenneté, par conséquent, confère à un juif israélien et à un Arabe palestinien les mêmes privilèges et les mêmes ressources.

Une constitution et une loi fondamentale, dès lors, devient indispensable si l’on veut quitter la case I du conflit, car chaque groupe aurait le même droit à l’autodétermination ; c’est-à-dire le droit de pratiquer sa vie commune de sa manière propre (juive, ou palestinienne), peut-être dans des cantons fédérés, avec une capitale commune, à Jérusalem, des accès égaux à la terre et des droits séculiers et juridiques inaliénables. Aucune des deux parties ne pourrait être prise en otage par des extrémistes religieux.

Pourtant, les sentiments de persécution, de souffrance et de victimisation sont tellement ancrés qu’il est presque impossible d’entreprendre des initiatives politiques qui amènent les juifs et les Arabes à adopter les mêmes principes généraux d’égalité civile, tout en évitant l’écueil du « nous, contre eux ». Les intellectuels palestiniens doivent exprimer leur cause directement aux Israéliens, lors de forums publics, dans les universités et dans les médias.

Le défi est à la fois en direction et au sein de la société civile, qui est depuis longtemps soumise à un nationalisme qui est devenu un obstacle sur la voie de la réconciliation. S’ajoute, à cela, le fait que la dégradation du discours – symbolisée par Arafat et Netanyahu se lançant des accusations à la face tandis que les droits des Palestiniens sont compromis par des préoccupations de « sécurité » exagérées – empêche toute perspective davantage généreuse et plus large d’émerger.

L’alternative est insupportablement simple : soit la guerre continue (parallèlement au coût exorbitant du processus de paix actuel), soit une issue de secours, fondée sur la paix et l’égalité (comme en Afrique du Sud, après l’apartheid) est recherchée activement, en dépit des obstacles innombrables. Une fois que nous aurons acté que les Palestiniens et les Israéliens sont là pour rester, la conclusion décente ne peut être que le besoin d’une coexistence pacifique et d’une réconciliation authentique. D’une autodétermination réelle. Malheureusement, l’injustice et la belligérance ne diminuent jamais d’elles-mêmes : il faut que tous ceux qui sont concernés s’y attaquent. Ensemble.

Edward Saïd
10 janvier 1999
Publié par ISM selon New York Times.

Lire aussi :
• SAÏD Edward, Israël-Palestine – L’égalité ou rien, La Fabrique, 1999.
• SAÏD Edward, D’Oslo à l’Irak, Fayard, 2005.
• La peur de la solution à Un État : Peres sert ses arguments bidon à Washington, ISM.

Regardez ce qui se passe en Grèce : c’est de ça dont ils ont peur

Eric Hazan est éditeur. Pas n’importe quel éditeur : la maison qu’il a lancée avec d’autres esprits libres en 1998, La Fabrique, est un modèle d’indépendance et d’engagement, jolie preuve qu’on peut aller contre le médiocre esprit du temps et publier des textes de très grande qualité. Lui l’explique – mieux que je le saurais faire – sur le site de la maison d’édition :

Nous avons fondé la fabrique en 1998. « Nous », c’est un groupe d’amis, les uns philosophes, les autres historiens, d’autres encore éditeurs, qui ont envie de travailler ensemble à publier des livres de théorie et d’action. Ces livres, nous les voulons ancrés politiquement, à gauche de la gauche, mais sans céder à aucun esprit de chapelle, sans être inféodés à aucun groupe ni parti. Ce sont des textes de philosophie, d’histoire, d’analyse de notre temps. Français ou étrangers, contemporains ou classiques, célèbres ou très jeunes, les auteurs sont de ceux qui remettent en cause l’idéologie de la domination. La Fabrique est encore une petite voix. Nous avons bon espoir qu’elle sera entendue. 

Eric Hazan est aussi un intellectuel, auteur d’ouvrages indispensables. Avec Chronique de la Guerre civile, publié en 2004, il décortiquait l’offensive mondialisée des possédants et gouvernants contre le peuple et les classes jugées dangereuses. Précieux. Avec LQR : la propagande du quotidien, paru en 2006, il analysait « la domestication contemporaine des cerveaux par l’omniprésence du langage libéral et de ses avatars » [1]. Essentiel. Avec Notes sur l’occupation : Naplouse, Kalkilyia, Hébron, publié aussi en 2006, il décrivait, après un séjour d’un mois en Palestine et de nombreux entretiens, l’abominable étau israélien enserrant les territoires occupés, asphyxie d’un peuple abandonné et lente agonie de ses derniers espoirs. Implacable. Avec Changement de propriétaire, la guerre civile continue, paru en 2007, il contait d’une plume acerbe les cent premiers jours de présidence de Nicolas Sarkozy, listant ses coups de butoir successifs contre la liberté et la cohésion nationale. Salvateur.

Eric Hazan est enfin un homme sous le feu des projecteurs depuis que L’insurrection qui vient, ouvrage publié en 2007 par La Fabrique, s’est vu promu au rang imbécile de pièce à conviction par le ministère de l’Intérieur et de petit bréviaire du sabotage de catenaires par les médias. Face à la tempête d’approximations et d’incongruités déversées depuis deux semaines sur les neuf inculpés de Tarnac, l’éditeur a pleinement joué son rôle, appelant à la modération et à la réflexion. Affable et disponible, il a accepté d’en parler à Article11.

Que vous inspire l’attitude des médias dans l’affaire dite de Tarnac ?

Elle est très éclairante, parce qu’elle illustre précisément la relation qu’il existe entre le journaliste spécialisé des affaires judiciaires et la police. Dans un premier temps, les journalistes de tous les quotidiens ont repris sans aucun recul les communiqués de la police. C’est humain, d’une certaine manière : ils sont comme des journalistes embedded dans des unités combattantes, ils ne peuvent mettre en doute les déclarations de la police sans perdre leur source.
Cette tendance à reprendre telles quelles les déclarations de la police a duré une semaine. Puis, au bout d’un moment, les journalistes ont quand même commencé à se poser des questions sur ce qui leur était présenté comme des preuves, soit un horaire des chemins de fer, une lampe frontale, une échelle et L’insurrection qui vient. Là, ils se sont mis à trouver le dossier assez foireux et à se demander s’il ne s’agissait pas d’un montage.

Vous comprenez qu’ils aient mis tant de temps à questionner la version officielle ?

Encore une fois, c’est humain. Les gens ne sont pas forcément très courageux ni indépendants d’esprit. Le sous-ensemble des journalistes est juste représentatif : prenez n’importe quel échantillon de population, il n’y aura pas parmi eux un nombre extravagant de gens à la fois courageux et capables de discriminations.

C’est pourtant justement ce qu’on demande aux journalistes…

Il faut prendre en compte l’énorme changement qui s’est produit en une vingtaine d’années dans leur recrutement. Il y a 20 ans, les journalistes étaient issus de tous les milieux, origines, formations : c’était un agglomérat de gens très hétéroclites. Aujourd’hui, ils sont formatés par les écoles de journalisme à l’esprit sciences-po et au moule républicain laïc et libéral… Et il n’y a même plus besoin de censure tant ceux qui sont aux postes de responsabilité, quadragénaires en bonne partie, sont formatés [2]. Il s’agit là de l’une de ces grandes tendances lourdes, si progressive que les gens n’en prennent pas conscience.

Cela renvoie d’ailleurs à un autre phénomène, qui sort un brin de notre sujet : on entend souvent dire qu’il n’y aurait plus de grande pensée française, comparable à la génération des Deleuze et Foucault. Et qu’après Badiou ou Rancière, il n’y aura plus de relève. Mais il y a une raison à cela : ce n’est pas que les Français soient devenus des crétins, mais simplement que le mode de recrutement des universités a évolué. Au premier filtre du mandarinat traditionnel – qui a toujours existé – est venu se superposer le filtre politique : si tu as une étiquette « marxiste », « bourdieusien » ou « trotskiste », tu n’auras jamais de poste universitaire important. Tous les gens qui sont catalogués comme des enseignants potentiellement dangereux pour leurs étudiants sont exclus des universités de sciences humaines. Les esprits féconds, fertiles, curieux et travailleurs – qui ne peuvent néanmoins vivre de leurs écrits – deviennent ainsi souvent professeurs de lycée, profession qui ne leur laisse que peu de temps libre. Et ils n’ont plus la possibilité de maturer, de ciseler leur pensée.

Cet univers de conformisme laisse quand même quelques marges de liberté…

Heureusement ! Sur l’affaire de Tarnac, il y a quelques journaux qui ont senti le truc et ont réagi dans le bon sens : L’humanité, le Canard Enchaîné et Politis, plus les gens du Monde et de l’AFP qui ont assez rapidement émis quelques doutes. A part ça… Libération, il leur aura fallu un temps fou pour se montrer un peu critique ; c’est d’ailleurs frappant de voir que c’est le même journaliste qui a écrit un article infâme sur L’insurrection qui vient et qui signe le long entretien d’aujourd’hui… [3]
Tout n’est pas toujours tranché, pourtant : après la manchette L’ultra-gauche déraille de Joffrin, il y a eu une émeute à Libé, une vague de protestation des journalistes qui ne partageaient pas ce point de vue.
Quant au Figaro… C’est un vrai flic qui a écrit les articles. Lui, c’est vraiment une erreur de casting, il aurait dû faire l’école de la police… Mais même dans ce quotidien, il y a des gens qui ne sont pas convaincus, qui n’en pensent pas moins.

Quels leçons tirez-vous de cette histoire ?

Elle montre plusieurs choses. C’est d’abord la preuve qu’avec la législation antiterroriste, on peut arrêter n’importe qui pour n’importe quoi, puisqu’on inculpe les gens sur des intentions ; c’était d’ailleurs le but de cette législation.
Ensuite se pose une question : pourquoi maintenant ? En fait, je crois que le pouvoir pète de trouille… Regardez ce qui se passe en Grèce : c’est de ça dont ils ont peur. Il se trouve que ça a explosé en Grèce, mais la police aurait aussi bien pu tuer un adolescent ici. Ce ne serait pas si exceptionnel…
Enfin : pourquoi eux ? Je pense que les gens de Tarnac sont dangereux aux yeux de l’appareil d’Etat parce qu’ils peuvent représenter un lien entre la jeunesse étudiante et la jeunesse populaire. Ils sont un peu l’un et un peu l’autre, et cette liaison-là est quelque chose que le pouvoir craint terriblement. Sarkozy l’avait dit quand il était ministre de l’Intérieur : « Si la jeunesse étudiante et la jeunesse des quartiers font la jonction, la fin du quinquennat [4] sera épouvantable. »

Vous pensez qu’on est dans une situation pré-insurrectionnelle ?

Le pouvoir le craint. Et il n’a pas tort…

C’est une idée qu’on retrouve à la fois dans votre dernier livre, Changement de propriétaire, la guerre civile continue, et dans L’insurrection qui vient

L’insurrection qui vient est un livre avec lequel je suis en parfait accord. Je l’assume en tant qu’éditeur, mais je partage aussi totalement son point de vue.

Quant à Changement de propriétaire [5]… C’est vrai que la situation actuelle semble confirmer l’épilogue de mon livre. Je ne souhaite pas la guerre civile, mais j’en dresse le constat : elle se déroule sous nos yeux. S’il pouvait y avoir la paix loin des flashballs et des paniers à salade, dans l’égalité et l’harmonie, je serais le premier ravi. Je ne suis pas un violent de tempérament, mais la violence est là.
Quand on parle de violence aujourd’hui, on pense aux mecs en fin de manifestations qui cassent des vitrines. Mais la violence qui s’exerce contre la population, contre les SDF, contre les sans-papiers et contre les exclus est incomparablement pire que celle qui touche trois vitrines et deux bagnoles… Quand on évoque la violence, il faut savoir de quoi on parle.

C’est une violence qui ne cesse de monter…

Je crois que le sarkozysme a fait péter quelques digues et a fait grandement progresser la guerre civile. C’est un phénomène qui est très bien analysé dans le livre d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? : il montre parfaitement cette fin du système parlementaire avec alternance gauche-droite qui nous a bercé depuis la Libération. Le sarkozysme a fait voler en éclat cette prétendue alternance, tirant au fond toujours à droite. Cette illusion n’est plus. Et l’actuelle déréliction socialiste en est une des conséquences.

Vous avez évoqué récemment la construction d’un ennemi intérieur [6], celui du pseudo danger autonomiste. A quoi sert-il ?

Un ennemi intérieur est nécessaire pour légitimer les lois antiterroristes : s’il n’y a pas d’ennemi intérieur, faire voter et appliquer des lois qui n’ont plus rien à voir avec le droit est beaucoup plus délicat. Ces lois ont été votées il y a un moment, mais elles n’étaient jusqu’alors appliquées qu’à des imams barbus et tout le monde s’en fichait. Les gens vont maintenant se poser davantage de questions…

La construction de cet ennemi intérieur permet aussi de légitimer la constitution d’un énorme appareil guerrier, très sophistiqués. Une véritable armée ! On ne peut pas dire à quoi elle va vraiment servir, on ne peut pas annoncer qu’elle est destinée à mater le plus vite possible toute révolte des quartiers populaires, à l’étouffer dans l’œuf et à l’empêcher de s’étendre. C’est pourtant l’objectif : accumuler hommes et matériels de manière à ce que n’importe quel coin de banlieue de n’importe quelle ville de France puisse être écrasé dans l’heure.

Cet ennemi intérieur, il renvoie à l’ennemi extérieur que constitue l’Afghanistan ?

Je ne sais pas… Je dirais que ça ressemble plus à la Palestine qu’à l’Afghanistan. En mettant les choses au pire, on pourrait très bien imaginer des checkpoints pour passer de la banlieue à Paris, ça ne serait pas très compliqué à mettre en place. D’ailleurs, ça existe déjà autour de certains quartiers.

Vous évoquiez la Palestine. Vous en revenez tout juste…

Oui, j’ai même dû écourter mon séjour quand j’ai appris que les neuf de Tarnac étaient en tôle. Je n’y ai passé que huit jours : je suis juste allé à Ramallah et à Jénine et je ne peux tirer de ce bref passage de vraies conclusions.

Vous connaissez pourtant très bien la question, puisque vous avez publié le très percutant Notes sur l’occupation [7] il y a deux ans. Avez-vous constaté des changements ?

La seule chose que je puisse dire, c’est que les gens rencontrés pour le livre d’entretien [8] que je prépare avec Eyal Sivan [9] sont tous persuadés du naufrage de l’Autorité Palestinienne. Ce qui apparaît clairement, c’est que l’Autorité Palestinienne ne représente plus rien en Palestine… Tout le monde – même le dernier petit gamin qui pousse des cageots de tomates sur son diable – sait que ces gens sont des supplétifs des Israéliens et des Américains. Ils sont complètement coupés de la population, ils n’ont plus aucune légitimité.

L’autre point qui apparaît évident est le progrès considérable de l’idée de « one state », d’Etat unique, parmi les Palestiniens.

C’est quelque chose que vous avez toujours mis en avant…

Oui. A cet égard, j’ai été très influencé par Edward Saïd, que j’ai connu quand j’ai édité son livre, Israël, Palestine : l’égalité ou rien [10]. Il s’agit de se battre pour que les deux peuples coexistent pacifiquement dans le même Etat.

Ce n’est pas un peu utopique ?

Je crois que l’utopie est plutôt dans l’Etat Palestinien. L’idée de séparation a pour la première fois été formalisée par les Anglais en 1936, avec le plan Peel. C’était il y a 72 ans… Ça fait trois quarts de siècle que l’idée de séparation piétine et n’aboutit qu’à la ruine et à la désolation, sur fond de poignée de main historique blabla-blablabla…

Au fond, c’est la solution des deux Etats qui est une utopie : ça ne marchera jamais. Il n’y a qu’une issue, celle du constat qu’entre le Jourdain et la Méditerranée vivent 10 millions de personnes, toutes citoyennes de ce territoire. L’Etat unique existe déjà, mais c’est un Etat raciste d’apartheid : il faut en faire un Etat où règne l’égalité de tous avec tous.

Et les extrémistes, les colons jusqu’au boutistes ?

On ne peut pas dire que les gens refusent quelque chose qu’on ne leur a jamais proposé. Une des tares chroniques de la direction palestinienne est de ne jamais parler aux Israéliens. Il n’y a pas longtemps, Abou Mazen, le président de l’Autorité Palestinienne, a pris une page de pub dans un grand journal, Haaretz je crois. Mais ce n’est pas comme ça qu’on parle aux gens, sauf si on s’appelle Gaz de France… Un vrai homme palestinien devrait s’adresser aux Israéliens de la même façon que Mandela s’adressait aux blancs.

Il y a aussi un autre point qui m’a sauté à la figure : avec les accords d’Oslo, les Palestiniens sont devenus les gens qui habitent en Cisjordanie et à Gaza. Mais en mettant les choses au mieux, ils ne représentent qu’un tiers du peuple palestinien, les deux autres tiers étant les Palestiniens d’Israël et ceux des camps de réfugiés et de la diaspora. C’est dire à quel point le droit au retour est central, essentiel.

Entretien avec Eric Hazan
Publié par Article11.

 


[1] La citation est de Lémi, collaborateur émérite de ce site qui avait publié en 2007, sur le blog Zapa, un passionnant entretien avec Eric Hazan.
[2] Ce dont fait état le très bon livre de François Ruffin, Les petits soldats du journalisme, édifiante description du fonctionnement de la machine à décérébrer les apprentis journalistes.
Dossier Médias, Monde en Question.
[3] Il s’agit d’une longue interview, publiée en date du 9 décembre, de Benjamin Rosoux, l’un des cinq mis en examen dans le cadre de l’enquête sur les sabotages des lignes SNCF.
[4] Il s’agit du quinquennat de Chirac.
[5] Publié au Seuil, ce livre dresse le bilan, sous forme de chroniques, des cent premiers jours de règne de Nicolas Sarkozy.
[6] Eric Hazan a développé ce thème dans une interview vidéo donnée à Médiapart. Le visionnage de cet entretien en trois parties est fortement conseillé : interview (I), interview (II), interview (III), Mediapart – Dailymotion.
[7] Editions La Fabrique.
[8] Ce livre s’intitulera Reprendre l’initiative.
[9] Eyal Sivan est notamment l’un des deux réalisateurs du documentaire Route 181.
[10] Editions La Fabrique.

Guerre coloniale et luttes sociales

En Israël, Ehoud Olmert fait campagne électorale à la tête de Kadima pour succéder à Sharon, toujours dans le coma. Loin d’offrir aux israéliens un programme susceptible de sortir de la politique suicidaire conduite par Sharon, il imite son prédécesseur.
Il a multiplié les attaques contre les Palestiniens : raid à Jéricho pour détruire la prison et capturer Ahmad Saadat, raid à Gaza et surtout renforcement du blocage des territoires pour faire payer à la population la victoire électorale du Hamas.

Ce comportement criminel n’est pas dénoncé et les faits sont à peine cités par les médias ou retournés à l’avantage du terrorisme de l’État d’Israël. L’insensibilité face aux drames quotidiens de cette guerre coloniale, qui enferme les israéliens dans le rôle de bourreau des palestiniens, est écœurante. Se taire, c’est être complice des crimes perpétués depuis 58 ans.

La population israélienne est lasse de cette guerre, qui ne profite qu’à quelques milliers de colons instrumentalisés par les partis de droite et d’extrême-droite. Le prétexte sécuritaire devient de moins en moins crédible alors que le Hamas a cessé, depuis un an, sa politique suicidaire des attentats.
La question sociale a donc brusquement refait surface dans cette campagne des législatives. Car si la guerre coloniale touche d’abord la population palestinienne, réduite à la lutte quotidienne pour sa survie, elle touche aussi les millions d’israéliens condamnés à la pauvreté.

L’économie israélienne est une économie de guerre qui ne profite qu’à quelques uns et engendre la précarisation et la pauvreté de la majorité de la population. Cette ségrégation sociale touche surtout les israéliens originaires du Maghreb et du Machrek – appelés les juifs orientaux par opposition à ceux originaires des pays d’Europe centrale.
Les conflits sociaux furent longtemps masqués par les discours guerriers et sécuritaires d’une politique coloniale aussi cruelle qu’inefficace. Car, maintenir les Palestiniens dans les prisons à ciel ouvert des bantoustans, crée plus de problèmes qu’il n’en résout.

Il est réconfortant qu’une partie de la gauche israélienne fasse campagne sur la question sociale. C’est un premier pas, certes timide, pour modifier la manière de résoudre la question politique – celle de la colonisation, dont la majorité des israéliens sont aussi les victimes.
Alors que les nationalismes israélien et palestinien sont dans l’impasse, il est en effet temps d’envisager la création d’un État démocratique dans lequel les deux peuples pourront vivre à égalité de droits et de devoirs sur la même terre.

Ce fut le sens du combat d’Edward Saïd [1], mort en 2003 d’une leucémie, et c’est celui de Marwan Bishara [2] et de l’Initiative Nationale Palestinienne [3], groupe qu’il est urgent de découvrir et de soutenir.
Nous devons soutenir toutes les initiatives israéliennes et palestiniennes qui veulent mettre un terme à la guerre coloniale et partager le même État entre les deux peuples [4].

Serge LEFORT
25 mars 2006


[1] SAÏD Edward, D’Oslo à l’Irak, Fayard, 2005.
[2] BISHARA Marwan, Palestine/Israël – La paix ou l’apartheid, La Découverte, 2001.
[3] INP sur Google. Voir aussi les dossiers :
Le Monde diplomatique.
Libération.
Le Monde.
BARGHOUTI Moustapha, Rester sur la montagne – Entretiens sur la Palestine avec Éric Hazan, La Fabrique, 2005.
[4] Lire les articles d’israéliens :
France Palestine.
Protection Palestine.
Sur la question sociale au Moyen-Orient : COSME Théo, Moyen-Orient 1945-2002 – Histoire d’une lutte de classes, Senonevero, 2002.